Les Ides de Mars

Elle était belle, de cette beauté parfois troublante des femmes de plus de quarante ans, elle avait décidé de vivre malgré tout, malgré tous, malgré le mal incidieux qui la rongeait ... Elle était la vie, la force et la passion réunies !

Passionnée par les causes qu'elle défendait, passionnée par les Anciens autant que par les Modernes, elle avait par dessus tout la passion de son métier : quelle merveilleuse métamorphose sur son visage lorsque Flaubert ou Hugo l'habitaient, quel bonheur que de l'entendre interpréter et traduire Platon ou Cicéron. Emerveillement certes, mais aussi peur, sans aucun doute ! Permanent paradoxe que suscitait cette Dame, ce "professeur Keating" du Lycée que je fréquentais. 

Peur d'être interrogée, bonheur d'être félicitée ; peur au moment de rendre un devoir, mais honneur et bonheur d'avoir un cours parfait... Ses colères étaient mes peurs, ses éclats de joie des sources de bonheur...

Puis vint le temps de la complicité, née d'un voyage outre-Rhin, souvenir de moments de protection et de secret partagé... 

Elle est partie trop tôt, trop vite, laissant un grand vide dans nos vies, dans nos coeurs, dans mon coeur.. Sa vie s'est arrêtée, me laissant le sentiment d'une oeuvre inachevée... de sa famille, de ses amis, de ses élèves, combien sommes-nous aujourd'hui à la regretter ? De Sarcelles à St Quentin, de Toulon à Montauban, elle a laissé partout une trace de son passage, comme les effluves d'un parfum de vie, de volonté et de courage. Ce parfum, c'est notre coeur qui le respire, un peu plus fort certains jours, quand souffle le vent du souvenir. 

Esther, jamais, je n'oublierai ce jour funeste et funèbre où, sur la route de Castellane, j'appris la triste nouvelle. Ceux du lycée qui m'avaient cru votre fille avaient ce jour-là raison, j'ai "orpheline" ! Depuis lors, je vous loue et vous cite en exemple, continuant à lire et essayer de faire lire.

Ce soir, la mélancolie et la tristesse me gagnent. Penser un peu plus fort à vous me console malgré tout, me redonne des forces et du courage pour affronter le lendemain. Demain, en regardant le ciel, faites qu'une fois encore votre image trouve son reflet dans mon coeur, me dicte les reussites de la journée ! O Capitaine, mon Capitaine, donnez-moi encore longtemps la force d'avancer !

Strasbourg,  avril 1991

J'ai longtemps hésité à publier ce texte... Vous avez vu la date : 1991, j'ai écrit ce texte alors que j'avais 21 ans, alors que les tourments de mes 20 ans me hantaient sans doute... J'ai aujourd'hui l'impression de me mettre à nu en publiant cet écrit personnel... tous les ans depuis que le blog existe, je me dis que je vais le publier, le 15 mars, pour voir, et chaque année, je fais marche arrière... mais cette année, je me lance, parce que cette année, c'est pour moi une façon d'expliquer le choix du troisième prénom de ma fille, le sien : Esther !

Nota sur le titre pour les non latinistes : les Ides de Mars, c'est le 15 mars, et je ne risque pas d'oublier cette date, puisque c'était celle de l'anniversaire de cette Dame, et qu'elle se plaisait à nous faire remarquer qu'elle était née le jour de l'assassinat de César ... aux Ides de Mars 44 ! 

Comments

[_Nouillette_]

Quel hommage qui nous donne à découvrir cette charmante personne qui a la "chance" de perdurer dans ta mémoire... et tes écrits! Merci pour ce partage. Bises :)

[Morgane-]

ce texte est magnifique, brillante hommage à cette dame.

bises

[Marianne]

Quel bel hommage !

On a tous eu un professeur qui nous a marqué plus que les autres et parfois changé le cours de notre vie. Je pense que c'est le souhait de chaque enseignant d'influencer positivement leurs élèves.

Ta lettre est magnifique ...

[Cath-]

Quel superbe texte si émouvant.... Quel bel hommage pour Esther... Et quel joli prénom ;-)

[Hélène]

Tu as bien fait, c'est ... Magnifique.